La littérature au cœur du rap français
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La littérature au cœur du rap français

La littérature au cœur du rap français

Écrit par : @Axaile

Littérature et rap français : une rencontre inattendue mais profonde

J’me la raconte trop comme les gens qui lisentPhilly Flingo - Alpha Wann

La littérature, souvent perçue comme appartenant aux classes supérieures, fait l'objet de jugements mitigés parmi les jeunes issus de quartiers populaires. Certains artistes disent s’être cachés pour lire et éviter les moqueries, soulignant ainsi la pression sociale et le mépris dont fait parfois la lecture, considérée comme une activité réservée aux intellectuels. Ces paroles d’Alpha Wann révèlent un dilemme identitaire : la lecture est à la fois admirée pour son potentiel d'élévation sociale et rejetée comme un signe de déconnexion avec les réalités populaires. Cette tension nourrit une riche relation entre la littérature et le rap français.

La littérature comme inspiration pour les artistes

Les références littéraires abondent dans le rap français, montrant que ce genre musical n'a rien à envier à la grande tradition littéraire. Gros Mo s'inspire directement de l’essai de Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels (1860), pour son morceau éponyme sorti en 2022.

Médine, de son côté, tisse un lien explicite avec le patrimoine littéraire français. Sur la couverture de son album Prose Élite (2017), il fusionne son visage avec celui de Victor Hugo, symbolisant une continuité entre rap et littérature. Dans Allons Zenfants, il clame : « Moi j’suis enraciné à ma manière, j’vous embrasse avec la langue de Molière », revendiquant une maîtrise et un amour pour la langue française. Avec Voltaire (2020), il ouvre son morceau par une citation de Victor Hugo : « C’est maître Victor Hugo qui disait qu’être contesté, c’est être constaté », affirmant ainsi que la littérature peut aussi être une arme politique. Plus récemment, ce sont Zamdane et Jazzy Bazz qui citent Victor Hugo. Dans leur morceau Fauve (2022), les deux artistes débutent chacun leur couplet par le début du poème « Demain dès l’aube », vers mythique du poète français.

L’auteur Hermann Hesse, prix nobel de littérature, est également une inspiration pour certains artistes, notamment pour Népal, qui faisait référence à son oeuvre Siddhartha (1922) dans Sundance, issu de son album Adios Bahamas sorti à titre posthume en 2020 : “J’drop ça par étapes comme dans l’bouquin d’Hermann Hesse

Dans le roman Siddhartha, le personnage principal expérimente différentes évolutions psychiques, à chaque étape, sa vision sur la vie change. Ce roman semble avoir tenu particulièrement à coeur à Népal, puisqu'on aperçoit la couverture du livre dans le clip de M le maudit feat. Népal – Eveil.

Figures de style et références culturelles

Le rap français excelle dans l’art des figures de style, rivalisant avec les techniques de la littérature classique. Doc Gynéco, avec Arsenik (1998), paraphrase Edmond Rostand dans Cyrano de Bergerac : « Il me manque une phrase en eule, eule, eule », jouant sur les célèbres vers « Il me manque une rime en eutre ». De même, Booba réinterprète Montaigne dans Pitbull (2006) : « Sur le plus haut trône du monde, on n’est jamais assis que sur son boule ». Nietzsche, philosophe, poète et écrivain allemand est également souvent détourné. Par Booba par exemple dans Les rues de ma vie, avec « Ce qui ne tue pas rend plus fort ou handicapé », ou encore Alpha Wann avec « Tout c'qui n'te tue pas renforce ton armature » dans Fahrenheit 451 issu de la Dondada Mixtape.

Le rap comme vecteur de critique sociale

Certains rappeurs s’appuient sur des penseurs engagés pour enrichir leur discours. Frantz Fanon, figure de l’anticolonialisme et auteur de Peau noire, masques blancs (1952), inspire plusieurs artistes. Ce psychiatre et essayiste français a analysé les conséquences psychologiques de la colonisation sur les colonisés et les colonisateurs, devenant une référence incontournable pour les luttes postcoloniales. Disiz évoque : « J'ai la rage d'Aimé Césaire et de Frantz Fanon », en écho aux écrits de ce dernier. Ces emprunts littéraires confirment que le rap n’est pas seulement une forme d’expression musicale, mais aussi un médium pour explorer des thèmes profonds et universels.

Reconnaissance institutionnelle

Le ministère de la Culture a décerné à Bigflo et Oli le titre de Chevaliers des Arts et des Lettres en 2017, une reconnaissance qui illustre la place croissante du rap dans le paysage culturel français. De nombreux travaux académiques — comme ceux d'Emmanuel Hocquard (Le Rap comme littérature, 2006) ou de Bettina Ghio (Sans fautes de frappes, 2016) — explorent les parallèles entre rap et littérature, mettant en lumière l’utilisation de personnages classiques comme Gavroche ou Cyrano dans les textes de groupes tels qu'IAM ou 113.

Mais couchée sur les pages d’un livre, la violence des propos pourtant tout aussi intense, devient symbolique et par là, honorable. D’une certaine façon, ce que l’on ne permet pas aux rappeurs est autorisé aux écrivains, le livre jouissant en France d’une place plus respectable qu’un morceau chanté.Extrait de Sans Fautes de Frappes - Bettina Ghio

Le rap : une tradition orale modernisée

En réalité, le rap s’inscrit dans une tradition littéraire d’expression orale souvent marginalisée. Sofiane, dans Lettre à un jeune rappeur, conseille : « Si t’as plus à dire que les autres : écris un bouquin », reconnaissant l’intense travail d’écriture nécessaire pour se distinguer dans ce genre musical. Comme le souligne la rappeuse Casey, le rap permet d’échapper aux barrières imposées par l’école et d’élargir son horizon culturel : « Le rap m’a permis ce que l’école ne m’a pas permis … le droit de ne pas être écrasée par la grande littérature ».

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Loin d’être une simple copie du rap américain, le rap français puise dans le patrimoine culturel hexagonal pour créer une forme d’art hybride. Réconciliant écriture littéraire et critique sociale, il redéfinit les contours de la culture populaire et impose une vision nouvelle de la littérature accessible à tous.

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